Le mouvement du glacier

L’écoulement du glacier

Le déplacement imperceptible d’une masse glaciaire, d’apparence si rigide, est difficile à admettre. Comment une masse solide pourrait-elle s’écouler ?

 

Video de l’écoulement du Bissgletscher (valais), Service cantonal du valais (risque glaciaires)

 

 

Portraits du physicien anglais James David Forbes
Portrait du physicien anglais James David Forbes

En 1773, Voltaire réfute l’hypothèse : « Nos montagnes de glacières, écrit-il, qui sont dix fois plus hautes que le Vésuve et quarante fois plus étendues, ont toujours le même visage et sont dans un calme éternel ». En 1786, un mathématicien allemand, Gottfried Ploucquet, après une visite aux glaciers de Grindelwald, explique que « toute marche en avant de la glace est une impossibilité physique ». Les montagnards, se fiant à leurs observations, en avaient déjà une idée précise, comme l’écrit Windham en 1741 lors de sa visite à la Mer de glace : « Nos guides nous assurèrent, écrit-il, que le glacier possède une sorte de mouvement ». Quelques décennies plus tard, des observateurs de la Mer de Glace remarquent que des blocs se sont déplacés de quelque 500 pieds, soit 174 m, mais ces observations restent encore très vagues. Ce n’est qu’en 1827 que Franz-Joseph Hugi mesure l’avance du glacier de l’Aar, dans le canton de Berne, en Suisse. Puis, ayant la curiosité d’y séjourner en hiver, il constate que contrairement à une opinion répandue, le mouvement du glacier ne s’interrompt pas durant la mauvaise saison. Un peu plus tard, Arnold Guyot découvre que le glacier, tout comme un fleuve, s’écoule plus vite au centre que sur les bords, double conséquence du frottement de la glace contre les parois rocheuses de l’auge glaciaire d’une part et de l’épaisseur de la glace en son centre d’autre part.

Une première approche de vitesse de la Mer de Glace a été établie fortuitement en 1832 grâce aux restes de l’échelle abandonnée par Horace Benedict de Saussure au pied de l’Aiguille Noire, en 1788. En 57 ans, l’échelle avait parcouru 4370 m, ce qui correspond à une moyenne annuelle de 76 m.

Enfin, en 1840-42, viennent les campagnes de mesures d’Agassiz au glacier de l’Aar et de James David Forbes à la Mer de glace. Désormais, l’écoulement des glaciers ne va cesser d’être mesuré de manière toujours plus régulière, sur un nombre croissant de sites.

 

 

La preuve par les cadavres

A la même époque que les travaux d’Agassiz et  Forbes, on dispose déjà de preuves plus directes et surtout plus émouvantes du mouvement glaciaire.

En 1820, trois guides de la caravane d’un savant russe, le docteur Hamel, en route vers le sommet du Mont-Blanc, sont ensevelis au-dessus du Grand Plateau. Quarante ans plus tard, l’extrémité du glacier des Bossons restitue leurs restes, relativement bien conservés par la congélation.

C’est également le cas des corps du capitaine Arkwright et de sa cordée, restitués en 1866. En 1975, ce sont les débris du Malabar Princess, avion qui s’était écrasé en 1950 sous le sommet du Mont-Blanc, qui sont ainsi retrouvés : ils ont descendu près de 3500 m en un quart de siècle. Ces découvertes ainsi que les restes de l’hélicoptère échoué lors de la tragédie de Vincendon et Henry (1956) et ceux d’un autre avion, le Kangchenjunga (1966) permettent de constater que la vitesse d’écoulement du glacier des Bossons est remarquablement constante, alors même que le front de ce glacier a connu de grandes fluctuations.

Elément du train d’atterrissage du Boeing 707 d'Air India, le Kangchenjunga, qui s'est écrasé sur le Mont- Blanc le 24 janvier 1966. Cette roue a été retrouvée en 2003 par Stéphane Ruby sur la langue terminale du glacier des Bossons.
Elément du train d’atterrissage du Boeing 707 d’Air India, le Kangchenjunga, qui s’est écrasé sur le Mont- Blanc le 24 janvier 1966. Cette roue a été retrouvée en 2003 par Stéphane Ruby sur la langue terminale du glacier des Bossons.

Les formes générées par le mouvement du glacier

Crevasses, séracs et bandes de Forbes

Le déplacement d’un glacier n’est pas homogène. Il s’étire et se déforme ; sa vitesse augmente, puis diminue, selon la topographie du lit rocheux. Le glacier subit donc des contraintes entre les zones qui s’écoulent plus vite et celles qui sont freinées : entre le centre et les bords, entre la surface et le fond de l’auge, entre les ruptures de pentes et les zones moins pentues.

Là où le glacier est ralenti, la glace est comprimée par l’écoulement des parties en amont ; la base de la chute de séracs du Géant, dans le massif du Mont-Blanc, est un exemple d’une telle zone de compression.

Les mouvements du glacier sont lents, ce qui permet à la glace de se déformer, mais les contraintes parfois très importantes provoquent des étirements tels que la glace se déchire. Les crevasses visibles à la surface du glacier témoignent de ces différences de vitesses.

La rimaye (ou rimée) est la crevasse située le plus en amont, à la limite entre le pied des parois d’un bassin-versant et le glacier. Ce mot, savoyard, vient du latin rima, crevasse ; c’est Édouard Desor qui l’adopte en 1839. La rimaye sépare la glace froide, immobile, adhérant à la paroi rocheuse, de celle du glacier qui commence à glisser.

Les crevasses proprement dites peuvent se situer au centre du glacier comme sur ses bords ; ces fissures, plus ou moins larges, affectent la masse même du glacier, sans toutefois pouvoir dépasser une  profondeur de 40 m en raison des propriétés physiques de la glace. En effet, la pression exercée par la glace au delà de cette profondeur contraint fissures et crevasses à se refermer.

Dans le névé, où la densité est bien inférieure à celle de la glace, les crevasses peuvent parfois dépasser 50 m : c’est le cas des grandes crevasses qui rayent la surface de la combe Maudite au glacier du Géant ou la partie supérieure du glacier des Bossons, en amont du refuge des Grands Mulets. Les crevasses transversales se rencontrent dans les zones où la pente provoque une forte traction, le glacier est alors en étirement. Les crevasses latérales sont provoquées par le frottement contre les rives et s’orientent à 45° par rapport à l’axe du glacier.

Schéma de la formation des crevasses.
Schéma de la formation des crevasses. Les vitesses d’écoulement sont plus importantes au centre (1), la glace freinée par le frottement sur la rive subit des déformations maximales dépassant la limite de rupture, la glace se fissure, les crevasses apparaissent. Elles se répartissent en crevasses latérales (2) orientées à 45° par rapport à la direction principale de l’écoulement. Ces crevasses se rejoignent parfois en arc de cercle (3), les flèches (4) indiquent les directions de tensions maximales. D’après L. Reynaud

Déformation et formation des crevasses marginales

 

Schéma de la déformation du cube de glace
Schéma de la déformation du cube de glace

Près du bord du glacier, l’échantillon de glace, vu de dessus, initialement carré, se déforme, entraîné d’un côté par l’écoulement du glacier et retenu de l’autre par le frottement de la rive ; il prend alors la forme d’un losange. La traction maximale s’exerce suivant la plus grande diagonale, perpendiculairement à la petite diagonale : ainsi, au bord des glaciers, les crevasses sont orientées à contre-courant selon un angle de 45°.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Des chutes de séracs apparaissent aux franchissements des ruptures de pente les plus brutales. C’est là encore un mot savoyard, le sérac, que de Saussure adopte pour désigner ces « rectangles de glace », « parce qu’ils ont absolument la forme d’une espèce de fromage que l’on comprime dans des caisses rectangulaires où il prend la forme de parallélépipèdes rectangles ».

4 -  Les profondes crevasses du glacier du Géant peuvent dépasser 50 m en zone d’accumulation
Les profondes crevasses du glacier du Géant peuvent dépasser 50 m en zone d’accumulation

Aux séracs du Géant, le rétrécissement de la vallée glaciaire et la dénivelée importante provoquent un amincissement de l’épaisseur de glace et une accélération de la vitesse, qui peut atteindre près de 800 m par an, d’où un morcellement de la masse du glacier. Il en résulte un véritable chaos, amoncellement de blocs de glace instables.

(MANQUE PHOTO)  Les séracs du glacier froid du Dôme du Goûter alimentent par de fréquentes avalanches le glacier des Bossons

On doit à Forbes une découverte importante. De nombreux glaciers montrent des ogives appelées aussi chevrons ou bandes de Forbes : celui-ci en a expliqué la formation lors de ses campagnes de mesure de la Mer de glace. Ces alternances de bandes claires et sombres se forment à l’aval des chutes de séracs.

ogives à la Mer de Glace
Les ogives de la Mer de Glace appelées bandes de Forbes.

 

Séracs du Géant P Tournaire
Séracs du Géant P Tournaire

Au sommet des séracs du Géant, à la Bédière, le glacier n’a que 80 m d’épaisseur et il se déplace de 350 m par an sur 1 km de largeur : il évacue   25 millions de m3 par an. Sa vitesse atteint son maximum dans la chute de séracs elle-même : environ 800 m/an, sous 40 m d’épaisseur. Sur le replat de la «Salle à Manger», le mouvement se ralentit et l’épaisseur augmente : 350 m/an sous 260 m de glace. En aval, au glacier du Tacul, elle ralentit de nouveau : 105 m/an pour 380 m de glace.

Vitesses et épaisseurs s’ajustent à la largeur de la vallée, à chaque changement de pente du lit, tout comme l’eau dans une rivière. Sur le replat dit du Tacul, le glacier se présente alors comme un demi-cylindre régulier de près de 400 m de rayon et n’évacue plus que 15 à 20 millions de m3 par an, en raison de la fonte de la glace en surface.

La vitesse d’écoulement d’un glacier passe par un maximum à la ligne d’équilibre glaciaire, la ligne de névé, puis décroit. Un glacier tempéré s’écoule par une combinaison de glissements sur sa base et de déformations internes. On a pu démontrer ce double mécanisme en reconstituant  le profil des vitesses différentielles : le glacier glisse lentement sur le lit rocheux, en raison du frottement, puis de plus en plus vite au fur et à mesure que l’on remonte à la surface, où la vitesse de glissement atteint son  maximum.

Schéma de l’écoulement d’un glacier, les différentes vitesses entre la base la marge et la surface du glacier sont représentées

 

Malgré les apparences, le glacier n’est pas un corps rigide : il se déforme sous son propre poids, comme le ferait une lave coulant le long des pentes d’un volcan.

L’écoulement des glaciers peut s’accélérer dans diverses circonstances : quand ils prennent du volume lors d’une crue, lorsque l’eau de fonte de l’été lubrifie l’interface entre la glace et la roche, lors d’une rupture de pente ou encore lorsque plusieurs langues glaciaires confluent.

Variations des glaciers du Mont-blanc : les mesures

Le glacier s’adapte avec une grande inertie au changement des conditions climatiques du fait de sa masse en écoulement. Le temps de réponse dépend principalement du volume glaciaire. Ainsi de petits glaciers de cirque, comme le glacier de Plan Névé dans le massif des Dents du Midi, s’adaptent en l’espace de deux à trois ans, alors qu’il faut onze années à la Mer de Glace et environ quarante ans au grand glacier d’Aletsch pour retrouver une position d’équilibre. Chaque glacier intègre ainsi les variations climatiques de manière particulière en fonction de sa masse, de son orientation, de sa complexité topographique et de ses affluents. La longueur de glaciers voisins peut ainsi varier à des vitesses très différentes.

C’est à la fin du XIXe siècle que commencent les mesures systématiques : en France,  de 1891 à 1899,  Joseph Vallot mesure la vitesse de la glace sur la langue terminale de la Mer de Glace avec une ligne de pierres peintes. Vallot définit ainsi une méthode pertinente de relevés, adoptée ensuite par les Eaux & Forêts de 1907 à 1960, fournissant un ensemble unique de données sur un demi-siècle pour les changements de forme et d’écoulement des glaciers. En Suisse, François-Alphonse Forel commence en 1892 ses premières observations régulières. Il procède à des mesures systématiques des glaciers alpins, notamment du glacier du Rhône.

Des précurseurs à aujourd’hui, la technique des mesures a peu changé si ce n’est dans leurs supports : cairns, blocs rocheux peints en rouge ou en bleu, piquets et enfin balises, dont on relève la position par triangulations effectuées depuis des points fixes sur les rives. Cette position, repérée à intervalles réguliers dans les trois dimensions, renseigne sur l’amplitude des déplacements de la surface. Mais les campagnes de mesure ont également montré que les piquets ne restent pas sur celle-ci. Dans la zone d’accumulation, un piquet planté au cours d’un été se retrouvera, l’été suivant, quelques dizaines de mètres plus en aval, mais aussi sous la neige tombée au cours de l’hiver. Au cours de la deuxième année, le piquet va poursuivre sa route, maintenant enfoui sous l’accumulation de deux ans, et ainsi de suite… Envisageons maintenant qu’il franchisse la ligne d’équilibre sous 15 m de glace. Une année plus tard, progressant dans la zone d’ablation et la glace ayant fondu d’environ 50 cm, il ne sera plus recouvert que par 14,5 m de glace. Au fur et à mesure de son écoulement vers l’aval, la glace fond de plus en plus vite ; en quelques années il réapparaîtra à la surface du glacier. Ainsi un objet, et c’est notamment le cas du flocon de neige, qui tombe dans la zone d’accumulation du glacier, s’enfonce, puis réapparaît (sous forme de glace) au bout de nombreuses années dans la zone d’ablation.

Le professeur suisse François-Alphonse Forel
Livret du professeur suisse François-Alphonse Forel
Campagne de mesures  au gl du Rhône, 1919
Campagne de mesures  au gl du Rhône, 1919

 

Forel au glacier du Rhône
Forel au glacier du Rhône

 

Scientifiques glacier du Rhône, vers 1910

Coupe d’un glacier, trajet effectué par un flocon de neige depuis la zone d’accumulation