Le Grand glacier d’Aletsch

«Entre la Jungfrau antérieure et postérieure, au midi et au couchant d’icelle se trouvent des gouffres affreux, des abîmes et des crevasses monstrueuses, qui offrent au regard l’un des déserts les plus redoutables, mélange de neige, de glace et de pierre. Entre la Jungfrau et les montagnes de l’Eiger intérieur et les monts du Valais d’autre part, il y a une vallée de glace qui tantôt se fraye un passage étroit, tantôt s’ouvre largement, et qui s’interrompt en plusieurs lieux. Une contrée sauvage et inaccessible. » C’est en ces termes peu engageants que s’exprimait le Zurichois Johan Conrad Fasi en 1768 dans son ouvrage mentionnant le plus vaste complexe glaciaire des Alpes, le Grand Glacier d’Aletsch : « Description exacte et complète, politique et géographique de toute la Confédération helvétique ».

Ce glacier d’Aletsch, tout juste digne à l’époque d’une remarque marginale, est de nos jours devenu une référence en glaciologie. Les raisons en sont diverses : à l’échelle des Alpes, ce glacier éclipse en effet tous ses confrères par son volume, sa surface et sa longueur. Ses énormes masses de glace percent comme un fer de lance le rempart de granite du massif de l’Aar et pénètrent jusqu’au cœur de la haute vallée du Rhône. Notre glacier revêt surtout une importance glaciologique ; ainsi les glaciologues suisses, qui l’ont maintenant étudié depuis plus d’un siècle, sont parvenus à reconstituer ses fluctuations depuis l’Age du Bronze. Durant son histoire bien mouvementée, le glacier a connu huit à dix crues importantes, dont trois l’ont amené à sa phase d’ampleur maximale. L’histoire des hommes est intimement mêlée aux caprices du glacier ; ses crues et décrues rythmant l’économie pastorale locale et inspirant bien souvent des sentiments de crainte.

Aujourd’hui et depuis 2001, la quasi-totalité du massif de l’Aar, par ses caractéristiques géologiques, et bien sûr ses immenses glaciers, dont la palme revient au glacier d’Aletsch, est classée par l’UNESCO au patrimoine de l’humanité.

D’une longueur de 24 km, et d’une superficie de 86,6 km2, le glacier d’Aletsch est le plus grand glacier des Alpes. Son bassin d’alimentation est bordé par des sommets mythiques dépassant quatre mille mètres, tels que la Jungfrau, le Mönch, les Fiescherhorner et l’Aletschorn.

Illustration parfaite du glacier de vallée, c’est une monumentale œuvre d’art glaciaire ; Aletsch est  le glacier des Alpes au superlatif. Son cours principal est alimenté par le Gosser Aletschfirm, le Jungfraufirm, l’Ewigschneefeld  et le Grüneggfirm. Ces puissants « icestream » se réunissent à Koncordiaplatz puis s’écoulent parallèlement, en un vaste fleuve de glace, dessinant un arc immense sur une distance de 15 km.

Alimenté par trois principaux bassins d’accumulations, « firm » en allemand, la vitesse du glacier s’établit à 150 m par an en amont de Konkordiaplatz. Au niveau du rétrécissement de la vallée glaciaire, la sortie de Konkordiaplatz, elle atteint 205 m par an. Face au vallon de Marjeelen, elle passe à 150 m par an. En dessous de la forêt d’Aletsch, la surface de la glace a bien ralenti, elle glisse encore vers l’aval à une vitesse de 50 m par an. Après un aussi long parcours, l’âge de la glace dépasse 600 ans à l’extrémité du glacier.

Konkordiaplatz ©P Tournaire
Konkordiaplatz ©P Tournaire

Les glaciologues ont mesuré à Konkordiaplatz, lieu de confluence des quatre grands appareils glaciaires, la plus forte épaisseur de glace des Alpes : les sondages ont traversé entre 880 et 900 m avant de rencontrer la roche! Les cordons morainiques, d’une impressionnante régularité, qui parcourent la surface du glacier frappent au premier coup d’œil. Ces moraines médianes du Kranzberg et du Truberg naissent de la confluence de trois « icestream » et sont constituées de matériaux arrachés puis entraînés latéralement par l’écoulement de la glace : elles démontrent bien que les flux ne se mélangent pas, mais s’écoulent parallèlement jusqu’à l’extrémité du glacier, donnant à la langue glaciaire l’aspect d’une gigantesque autoroute.

Le cours le plus important du glacier est alimenté par le Grosser Aletschfirm en rive droite. Il  y a un demi siècle, le Mittelaletschgletscher confluait encore avec le glacier principal ; plus en aval, il recevait même, comme affluent, au cours  des maxima du 17e et 19e siècle l’Oberaletschgletscher dont la langue terminale s’insinuait dans la gorge du Talli.

Par ses dimensions et l’ambiance générale qui se dégage, ce glacier s’apparente à une véritable relique de la dernière époque glaciaire. Cette période n’est pas si lointaine et partout dans le paysage les anciennes traces d’érosion glaciaire nous la rappellent.

A l’époque glaciaire : les glaces d’Aletsch viennent en contact avec le Jura !

Au maximum de la glaciation du « Würm », il y a un peu plus de 38 000 ans, notre glacier faisait partie de la zone d ‘alimentation de cet immense nappe de glace qui s’écoulait sur le plateau Suisse à l’emplacement des lacs Léman et de Neuchatel. La glace et la neige remplissaient totalement la vallée d’Aletsch jusqu’à des altitudes considérables : plus de 3100 m d’altitude sur Konkordiaplatz, puis 2800 m au niveau du vallon de Märjelen. A la confluence des glaciers d’Aletsch et du Rhône, la surface des deux gigantesques appareils atteignait 2600 m à la verticale de Brig ; une partie des glaces s’épanchait alors par les cols de l’Albrunn (Binntal) et du Simplon vers les grands glaciers italiens. Quelques millénaires plus tard, le climat graduellement plus clément fait reculer les glaciers ; durant la déglaciation entre – 20 000 et – 13 000 ans, notre glacier conflue encore avec le glacier du Rhône par la dépression du lac de Märjelen. La fin du Würm est ponctuée il y a 12 000 ans d’un dernier coup de froid d’une durée d’un millénaire. Les langues glaciaires redescendent dans toutes les vallées, le grand glacier d’Aletsch atteint alors la plaine de Brig par une vaste chute de glace ; sa langue terminale bifide nous a laissé de nombreux témoins morainiques frontaux au niveau de l’agglomération de Nater. Les plus beaux recouverts de mélèzes et de pin cembros font l’objet de randonnées très didactiques : en rive gauche jusqu’à la Riederfurka et en rive droite, entre le village d’Egga et Belalp.

Le grand glacier d’Aletsch était plus petit il y a 2 500 ans qu’aujourd’hui, et des mélèzes poussaient sur son flanc droit. Trois cents ans plus tard environ, il a renversé ces arbres lors d’une crue : cette crue nous est révélée par de nombreuses datations de bois ;  on a retrouvé sur l’alpage de Ze Bâchu, à proximité du bord actuel du glacier, des restes de mélèzes dont les plus âgés comptaient 280 années. Victimes de celui-ci, il y a 2 200 ans environ, ils avaient donc bien commencé à pousser trois siècles plus tôt.

Après cette crue, la glace a de nouveau fondu, comme en témoignent les bois fossiles découverts sur place : pendant une longue période, qui se situe entre – 2000 et – 1650 ans depuis nos jours, le glacier était plus restreint que maintenant. La fin de l’empire romain marque l’achèvement d’une longue période de conditions climatiques «favorables» qui coïncide remarquablement avec l’époque où les Romains ont étendu leur empire loin vers le nord, au-delà des Alpes.

La découverte de bois fossiles dans la marge proglaciaire

Plusieurs explorations des constructions morainiques latérales du glacier d’Aletsch ont permis de découvrir de nombreux restes de bois fossiles, notamment des troncs et même des souches en place. Combinés avec les données historiques et les découvertes archéologiques, ces résultats de datations reconstituent les fluctuations du glacier depuis 3 500 ans.

Ces vieux morceaux de bois qui réapparaissent lors de la fusion de la glace ont, de tout temps excité l’imagination des habitants des vallées de la région d’Aletsch, et conduit à toutes sortes de spéculations sur le climat des temps passés. Ainsi, grâce à des conditions climatiques plus clémentes que celles d’aujourd’hui, un pommier aurait poussé sur l’alpage d’Aletschji, et l’on raconte qu’une table confectionnée avec le bois d’un noyer abattu à proximité du glacier, se trouverait dans un chalet de l’alpage de Riederalp.

Durant le petit âge glaciaire :

Dès la fin du 16e siècle, le grand glacier d’Aletsch a subi plusieurs grandes avancées dont la dernière, paroxysmale, s’est terminée en 1856.

Suite à la décrue du glacier amorcée depuis 1855, la langue glaciaire a perdu 3 km depuis sa dernière grande extension. Pendant cette période d’opulence glaciaire, notre glacier faisait régner la terreur chez les habitants ; ses crues entre le 17e et le 19e siècle menaçaient l’alpage d’Ussere Aletschji en rive droite ; sur l’initiative des habitants de Natter une procession conduite par les jésuites eut lieu au début du XIX; une croix toujours en place, au lieu dit Baselflie, porte le millésime de 1818. A proximité, un chalet de cet alpage fut détruit par la dernière grande avancée du glacier en 1856.

Croix du Baselflie (1818)
Croix du Baselflie (1818)

 

Ce glacier recèle un des plus beaux lacs glaciaires des Alpes : le lac de Märjelen. Situé en rive gauche dans un vallon secondaire entre le Strahlhorn et l’Eggishorn, son extension est aujourd’hui des plus réduites ; on a peine à imaginer les dangers directement liés au volume qu’il représentait jadis.

En 1878 le glacier, encore proche de son maximum du Petit Age Glaciaire, présentait une épaisseur supérieure d’une centaine de mètres, le lac atteignait  80 m de profondeur sur  une longueur de 1700 m ; son volume, estimé à 11 millions de m3, inspirait alors la peur et l’angoisse aux populations locales. Il suffisait d’un violent orage pour que ses eaux débordent du côté du Fieschertal. Les habitants organisaient régulièrement des processions pour exorciser ces terribles menaces. Les débâcles  du lac côté glacier étaient tout autant redoutées. Quand la muraille de glace ne pouvait plus résister à la pression de l’eau, le lac se vidangeait par les torrents sous glaciaires, faisant déborder jusque dans la vallée du Rhône le torrent émissaire du glacier. L’énorme pression de la masse d’eau qui s’insinuait dans le réseau hydrographique sous glaciaire faisait jaillir depuis le fond des crevasses des colonnes d’eau atteignant parfois près de 100 m de hauteur. 19 débâcles se produisirent entre 1813 et 1900.

Au cours des siècles passés, et surtout depuis le début du petit âge glaciaire, le glacier d’Aletsch était devenu un objet de crainte et de haine pour les Valaisans. Les habitants de Natter attribuaient la responsabilité de ces désastres au « Rollibok » : le prince Roland Bonaparte (glaciologue par passion), qui visita la région en 1889, en fait la présentation : «C’est probablement ce phénomène naturel, précise le scientifique, qui a donné naissance à la légende du « Rollibock ». C’était un monstre terrible et puissant qui sortait soudainement de l’Aletsch pour venir mettre à mort l’audacieux qui avait osé le provoquer ou se moquer de lui. La fuite la plus rapide ne pouvait le mettre à l’abri de son atteinte et, une fois qu’il tenait l’audacieux, il le réduisait en morceaux. Il avait la forme d’un bouc, sa tête était surmontée de deux immenses cornes, ses yeux lançaient du feu, ses poils étaient remplacés par des chandelles de glace qui produisaient un bruit terrible en s’entrechoquant pendant ses courses furieuses. Avec ses cornes, il projetait en l’air à une grande hauteur du sable, des pierres et en même temps des sapins

Le prince Roland Bonaparte sur le glacier en 1889
Le prince Roland Bonaparte sur le glacier en 1889

 

Le spectacle d’une rupture du lac de Märjelen était effectivement propre à impressionner les esprits. Tyndall, le célèbre glaciologue et alpiniste qui avait fait de Belalp sa résidence d’été, décrivit la débâcle de 1876 en ces termes : «Pendant le séjour que j’ai fait cette année au Bel Alp, une catastrophe est arrivée (…). A notre retour au Belalp, nous trouvâmes tout le personnel de l’hôtel aux fenêtres ; tous regardaient avec anxiété du côté du glacier. On entendait un bruit semblable au mugissement d’une cataracte. Les domestiques disaient que, sans doute, la Märjelensee avait rompu ses digues. Le fait était vrai ; pendant quelque temps, l’eau coula sous le glacier; mais parvenue à peu près à moitié du chemin entre le Belalp et l’Egischhorn, elle se fraya un passage du côté de ce dernier, et forma un torrent entre le glacier et le flanc de la montagne. (..) Peu de temps après notre retour au Belalp, les premières eaux du torrent se montrèrent du côté opposé de la vallée, entraînant tout sur leur passage; quelques minutes plus tard, elles s’élançaient dans le vallon que nous avions traversé le matin. (…). Le Rhône était considérablement grossi ; les récoltes étaient endommagées ou perdues, et le conducteur de la diligence ne comprenait rien aux trois pieds d’eau qui couvraient la grande route, sans aucune raison apparente ».

Le Rollibock, appelé aussi Bozo, ne fait plus parler de lui, il est maintenant endormi, et pour bien longtemps, jusqu’à la prochaine grande crue du glacier qui le sortira de son long sommeil.

L’Oberriederi : l’utilité des eaux glaciaires et irrigation pour les terres agricoles

Depuis des siècles, on utilise l’eau de fonte des glaciers pour l’irrigation des prairies et des champs dans les vallées sèches des Alpes centrales. Quelque 1400 kilomètres de canaux d’irrigation appelés « bisses », terme d’origine valaisanne, sont encore en usage de nos jours au Valais.

Ces canaux de faible pente, souvent à ciel ouvert, acheminent l’eau, généralement captée près de la langue des glaciers, vers les versants secs exposés au soleil (principalement des prairies de fauche et des vignes). Les substances en suspension dans ce « lait glaciaire » contribuent à l’étanchéité des bisses et enrichissent de limons fertiles les terres arables.

En Valais, les plus anciens vestiges de bisses remontent à la période romaine.

Depuis 1856, le glacier n’a cessé de reculer. Depuis la fin du XIXe siècle, à la suite du retrait de la langue glaciaire, réapparaissent les anciens « bisses », nom d’origine valaisanne des canaux d’irrigation, construits au Moyen âge.

Avant d’entamer la descente vers le Grünsee, un petit détour à l’ouest du sentier balisé pour Blatten permet de découvrir cet ancien bisse, l’Oberriederi, nom local du bisse construit au Moyen Age,  qui acheminait les eaux de fontes du glacier d’Altesch jusqu’aux pâturages ensoleillés d’Oberried au-dessus du village de Ried-Mörel.

Il était indispensable pour l’irrigation des villages et alpages. La prise d’eau du bisse située à 2000 m d’altitude  était alimentée par le glacier. Après un parcours de 11 km il terminait son cours dans les prairies d’Oberried ; il fut reconstruit à plusieurs reprises, le front du glacier changeant régulièrement de position au rythme des crues et des décrues.

Le chemin de randonnée suit partiellement son tracé. Afin de contourner l’arrête du Riederhorn,  des bazots suspendus ont été aménagés à flanc de parois. Ce sont des troncs en forme de gouttières creusés à l’herminette pour faire couler l’eau. On admire aujourd’hui  des vestiges dont l’un a été restauré au lieu-dit Chnebelbrigga.

 Bazot suspendu (restauré) à Chnebelbrigga
Bazot suspendu (restauré) à Chnebelbrigga

 

Aujourd’hui la décrue ; jusqu’à quand ?

Depuis 1855 le glacier n’a fait que reculer comme tous les glaciers des Alpes, mais il en a vu d’autres et, la situation semble se répéter. Depuis la fin du 19e siècle, d’anciens « bisses », nom d’origine valaisanne des canaux d’irrigation, construits au Moyen âge sont réapparus à la suite du retrait de la langue glaciaire. L’« Oberridéri », nom local du bisse, était  indispensable pour  l’irrigation des villages et alpages. La prise d’eau du bisse était alimentée par le glacier ; il fut reconstruit à plusieurs reprises, le front du glacier changeant régulièrement de position au rythme des crues et des décrues.

  

Personne actuellement ne peut prédire quand aura lieu la prochaine avancée. Le glacier d’Aletsch, par son immensité, a un temps de réaction très lent ; une péjoration climatique importante et surtout suffisamment longue, telle que celles des VIIIe, XIVe siècles, et du Petit Age Glaciaire, favorisera, bien entendu, une progression de la langue glaciaire. D’après le glaciologue Hanspeter Holsauzer, de l’université de Zurich, la durée minimale d’une péjoration climatique devra dépasser 40 années. On peut en effet constater que la langue terminale n’a jamais enregistré les petites crues du 20e siècle, comme la plupart des autres glaciers des Alpes et aujourd’hui, elle continue inexorablement son lent retrait. D’après les récentes mesures, ce dernier s’est accéléré depuis une dizaine d’années, le front du glacier régressant de 50 à 60 m par an. Selon Hanspeter Holsauzer le glacier atteindra son niveau d’étiage de l’Age du Bronze en 2 040, soit un recul de près d’un kilomètre.   

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